Quand on est adolescent, il y des mots qui façonnent l’imaginaire et ordonnent des orientations de pensée et de vie. Pour moi c’était les mots Mayas et Lacandons. Je les avais découverts en lisant les articles de Jacques Soustelle, parus dans des revues de vulgarisation ethnographique que je feuilletais avec avidité dans la salle sombre de la bibliothèque municipale de mon quartier. Je dois à ces moments de silence et de pur émerveillement devant les espaces secrets du monde et la grandeur des civilisations disparues comme de ce qu’il en reste dans les peuples premiers mon goût du voyage et des horizons renouvelés à la rencontre de la terre des hommes.
Aussi cette proposition de voyage en forme de trilogie à Mexico, dans le Chiapas et le Yucatan sur les traces de la civilisation maya assortie d’un séjour dans une communauté lacandone, s’offrait-elle à moi comme une page ouverte sur mon rêve d’adolescente.
Nous avons traversé les splendeurs des cités méso-américaines aux noms brillants de mille feux : Teotihuacan, Yaxchilan, Bonampak, Palenque, Uxmal, Izamal, Chichen Itza, Tulum, et s’est révélé à nous, par fragments, un système d’écriture hiéroglyphique laissé sur les monuments et dont on ne perce les mystères que depuis une quarantaine d’années. Et pourtant, c’est dans la marge de ces civilisations disparues que s’est imposée à moi la saveur originale de ce voyage, dans la Selva Lacandona auprès de la communauté de Metzabok qui nous a conduits dans la forêt vierge sur un site récemment découvert d’une part, et d’Antonio, d’autre part, le chamane de la communauté lacandone de Na-Ha qui a accepté de nous recevoir à proximité de Bonampak.
Metzaboc, pourquoi cet arrêt sur image ? Parce que cela recoupait ce qui avait fait rêver mon adolescence dans les écrits de Jacques Soustelle et que j’ai retrouvé depuis dans un de ses livres paru en 1967, dans la collection mythique créée par Jean Malaurie « Terre humaine », au nom évocateur : Les quatre soleils. Un long passage de ce livre décrit trait pour trait ce que j’ai vu et ressenti là au bord des lagunes mystérieuses et embrumées de Metzaboc que nous avons traversées en pirogue : « Les montagnes qui bordent le lac se reflétaient avec une exactitude parfaite dans l’eau absolument calme… Le sanctuaire de Metzaboc n’est autre qu’une caverne peu profonde qui s’ouvre presque au niveau du lac, au pied de falaises couvertes de pétroglyphes, dessins mystérieux qui ne sont pas sans évoquer ceux qui furent tracés, il y a sept ou huit millénaires, au cœur du Sahara, sur les murailles des ravins dans le Tassili des Ajjer » (p.39)
La pluie fine sur nous, le silence de la pirogue glissant sur le bleu profond du lac, tandis que la brume ouatait le relief des forêts plongeant à pic dans l’eau, donnaient tout son mystère à ce lieu dont le nom est celui du dieu, résidant dans les falaises du grand lac. Et soudain au détour d’une de ces falaises d’où retombaient en tentures serrées une abondante végétation, s’est offerte à nous, la roche nue marquée de pétroglyphes et de mains négatives millénaires faites à partir de pigments rouges, insolite danse des signes dans un monde où le végétal et le minéral se disputent l’espace libre. Et tout de suite, immédiatement sur la gauche, l’entrée de la grotte ou plutôt de ce qui fut certainement en son temps un simple abri sous roche, où des mains diligentes postérieures à celles tracées en négatif sur la paroi ont déposé des ossements de défunts et quelques offrandes dont il ne reste que les poteries brisées. Le silence d’une contemplation respectueuse nous saisit à travers le temps et les civilisations. Ici tout demeure suspendu à un acte tout à la fois de mémoire et de découverte, anamnèse et réinvention d’un monde qui fut.
À peu de distance de là, nous avons débarqué au milieu de la forêt dense, gardienne d’une pyramide enfouie sous les épaisses racines du Seiba, l’arbre sacré des Mayas aux treize branches correspondant aux treize constellations et aux neuf racines, correspondant aux neuf rivières de l’inframonde de l’imaginaire maya. Enchevêtrements de racines et de branches parfois mortelles comme celles de l’arbre mata palo qui enserrent jusqu’à l’étouffement les autres arbres et puis ces pierres disjointes, soulevées et broyées par la puissance de la nature qui retrouve ici ses droits ultimes sur la conquête de l’homme. Le jeune guide indien nous dit que par les débris archéologiques trouvés, notamment des tessons de poteries en provenance de Palenque et de Yaxchilan, ce site devait être un centre d’échange commercial important et que lorsqu’il sera fouillé méthodiquement, il se révèlera d’une grande importance pour la connaissance de la civilisation maya. Je peux lire dans l’éclat de ses yeux sa fierté d’appartenir à ce peuple de bâtisseurs dont il est aujourd’hui avec les autres membres de sa communauté l’héritier et le protecteur. La pluie fine ne cesse de tomber, le tapis de racines et de feuilles détrempées sur lequel nous évoluons fragilisent nos pas, et il faut prendre garde en se rattrapant aux branches à ne pas croiser les épines longues comme le petit doigt de la main qui saillent de toutes parts.
Le retour vers le rivage lent, pesant de mille signes et comme à regret au milieu de la mangrove nous ramène vers la petite communauté de Metzaboc qui nous montre ses trésors glanés au fil des années et de ce que les rives asséchées de l’été ont rendu aux habitants, fragments de poteries, ossements, éléments de parures et cette petite tête de singe qui tient dans les mains ouvertes comme pour dire la continuité de la vie et le précieux travail de mémoire des générations qui, en ne rompant pas les fils du passé, construisent leur identité future sur la noblesse de leur filiation.
Voir le site de Bonampak, dont le nom signifie « murs peints », après avoir visité les monuments grandioses de pierres nues léchées par le soleil et les vents, c’est en quelque sorte entrer dans l’intimité colorée des Mayas, dans leurs cérémonies, leurs danses et leurs sacrifices qui révèlent un peuple tout en contraste de raffinement et de cruauté et fortement ritualisé. Les Lacandons, leurs descendants, insoumis aux espagnols, qui veillent sur ce lieu aujourd’hui ont su malgré les vicissitudes de l’Histoire, l’assaut profanateur des conquérants et plus insidieux des missionnaires et le risque toujours présent d’une assimilation à la culture dominante, sauvegarder des bribes de leur culture dans des petites communautés éparpillées au sein de la Selva Lacandona, désormais protégée contre les entreprises de déforestation et les collecteurs de sève de l’hévéa et de bois précieux.
Être reçue dans la communauté Na Ha, au milieu de cette forêt inextricable était pour moi une invitation à revenir à la source de l’humanité, même si la route de terre battue traversant le village, les maisons construites en dur, la présence d’une école à classe unique, d’une église pentecôtiste et d’un dispensaire ne reflétaient plus ces quelques huttes de feuillages conquises de haute lutte sur la végétation environnante, perçues dans mes lectures ethnographiques de jeunesse. Mais au moins restait-il le parfum d’une résistance à l’anéantissement identitaire, dans ce village pauvre, mais bien organisé qu’une jeune femme lacandone nous faisait visiter. J’avais souhaité rencontrer le chamane du lieu, Antonio, réputé pour sa sagesse et son savoir-faire. On nous dit qu’il est très vieux et malade et que la dernière fois il n’a pas pu donner sa bénédiction aux voyageurs. Nous attendons quelques minutes, la jeune femme revient et annonce joyeusement qu’il nous donnera sa bénédiction. Nous sommes cinq avec la jeune femme qui s’exprime en maya yucatèque, la langue d’Antonio, à pénétrer dans son espace sacré, au fond de la cour de la maison, une hutte en bois au toit de palmes. Antonio est un homme petit au visage osseux marqué par les années, il a quatre-vingt-dix ans. Il possède la longue chevelure noire des indiens et est vêtu de la tunique blanche traditionnelle des Lacandons sur laquelle il a jeté une veste de survêtement pour se protéger du froid de la nuit qui est tombée. Dans sa tenue, il y a la croisée de deux mondes. Son regard est profond bien que partiellement éteint par la cécité, un regard tourné vers l’intérieur qui redeviendra vif et incisif sur chacun de nous au cours de la cérémonie. Ce qui semble être son petit fils l’accompagne, un tout jeune homme, pour le guider et communiquer avec la jeune femme qui fait les traductions. Peut-être est-il ainsi initié aux pratiques chamaniques de son grand-père ?
Avec lenteur, Antonio extrait trois divinités de terre de son panthéon de neuf divinités déposées sur la solive qui traverse la hutte. La nuit dissimule les formes. Puis il sort autant de petites palmes qu’il nouera qu’il y a d’invités, des morceaux du précieux copal qu’il dépose sur les divinités et souffle sur le feu qui s’embrase doucement et avec lequel il enflamme les grains de copal, libérant alors des vapeurs odorantes et sacrées. Il nous demande à chacun une intention de prière pour laquelle il invoquera à tour de rôle les trois divinités choisies, dont nous ne saurons rien, et commence alors la longue litanie des prières, suivie de bénédictions individuelles, chacun avec la palme nouée qui lui est destinée. Il fait cela avec le sérieux d’un homme conscient d’être l’ultime dépositaire d’un savoir ancestral dont il nous dira plus tard qu’il ne peut plus le transmettre à la jeune génération, trop déconnectée de la nature et donc incapable d’en mesurer les pouvoirs et d’être en harmonie avec elle.
Dans la simplicité des gestes se laisse percevoir une authentique sacralité qui force le respect et l’adhésion. À la fin de la cérémonie, il nous remettra à chacun notre palme, en nous disant avec un sourire qu’elle nous portera bonheur. Mais je sais que derrière cette idée rassurante de « bonheur », il y a bien autre chose que les gestes et les paroles ont signifié et dont Antonio gardera le secret.
Ce fut une grande chance et un grand honneur d’avoir pu participer à cette cérémonie, peut-être la dernière de ce sage enveloppé de nuit qui disparaîtra dans sa maison comme il était apparu.
Voyager c’est accepter d’être détourné de soi, d’être orienté vers les autres, surpris par eux et enrichi d’un dialogue à la fine pointe de l’âme qui nous permet de feuilleter avec relativité et bienveillance le livre de notre vie.
Crédits photos : Nathalie Nabert